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Les écrivains au travail : John Steinbeck

Dernière mise à jour : 14 mai

Nous continuons la série « Les écrivains au travail » avec le romancier américain John Steinbeck. Cette fois-ci, le témoignage ne prendra pas la forme d’une interview, mais sera constitué d’extraits du journal de l’auteur. En effet, lorsque John Steinbeck se lance dans la rédaction des Raisins de la colère, il a l’idée de prendre des notes quotidiennes sur son travail, parallèlement à l’écriture de ce qui sera considéré comme son plus grand roman. Ainsi, chaque journée commence par une nouvelle entrée dans son journal : il y écrit scrupuleusement son objectif, ses heures d’écriture, ses difficultés, sa progression.


John Steinbeck en train d'écrire

« Pendant un instant, j’ai eu peur de le commencer, mais ce journal est une bonne idée : il m’ouvre, chaque jour, l’usage des mots. »

En février 1938, lorsqu’il commence Les Raisins de la colère, John Steinbeck est déjà un auteur reconnu et dont le succès lui permet de vivre de sa plume. Son roman comique Tortilla Flat est joué au théâtre, tandis que Des Souris et des hommes est sur le point d’être adapté au cinéma. Pourtant, l’auteur est sans cesse en proie à un doute tyrannique, et l’écriture est loin d’être aussi évidente qu’on l’imagine. L’écrivain se livre à une guerre intime pour venir à bout des six cent dix-neuf pages des Raisins de la colère, au prix d’un effort et d’un acharnement considérables. C’est ce que nous révèle Jours de travail, le livre qui rassemblent le journal de bord qu’a tenu John Steinbeck entre le 7 février 1938 et le 30 janvier 1941. Extraits.


« Personne ne connaît mon absence de facilité comme moi je la connais. Je lutte contre elle tout le temps. »

Cent jours pour écrire un livre


7 février 1938

Je ne tire du succès ni repos ni plaisir. Les gens que j’aimais ont changé. Pensant qu’il y a de l’argent, ils en veulent. Et même s’ils ne veulent rien, ils m’observent et ne sont plus naturels. Je suis fatigué de lutter contre toutes les forces que ce misérable succès a levées contre moi. Je ne sais pas si je suis capable d’écrire désormais un livre honnête. C’est, de toutes les peurs, la plus grande.

Je vais essayer simplement de tenir un registre des journées de travail et de la quantité atteinte chaque jour.


2 juin 1938

Cent jours d’écriture me permettront de finir ce livre, je crois. C’est-à-dire quatre mois. Ce qui signifie que je devrais avoir terminé la première version en octobre et ça me donnera une bonne marge de manœuvre pour la version finale. Il faut que je laisse de la place chaque jour pour des commentaires supplémentaires.


3 juin 1938

Sue et Bob se sont pointés ce matin. Ai dû les virer. Je ne peux tout simplement pas avoir des gens ici les jours où je travaille. Des gens veulent venir me voir lundi prochain. Pas possible. Veux seulement rester tranquille. Je deviens dingue si je ne suis pas protégé de tous les trucs extérieurs.


La discipline de l’écrivain


11 juin 1938

Bob et Mary ont écrit qu’ils voulaient venir. C’est impossible. Je suis à fond dans la chose à présent et rien ne pourra interférer. Quand j’en aurai fini, je me détendrai, mais pas avant. Ma vie ne va pas être très longue et je dois écrire un bon livre avant qu’elle ne prenne fin.


« Chaque livre semble être le combat de toute une vie. Et puis quand c’est fait… pouf. Comme si ça n’avait jamais existé. »

13 juin 1938

Toutes sortes de choses pourraient se produire pendant l’écriture de ce livre, mais il faut que je ne montre aucun signe de faiblesse. Il faut y parvenir. L’échec de la volonté, ne serait-ce qu’un jour, a un effet dévastateur sur l’ensemble, bien plus important que la simple perte de temps et le décompte des mots. La base physique du roman est la discipline de l’écrivain, de son matériel, de son langage. Et malheureusement, si la moindre partie de la discipline manque, tout en souffre.


14 juin 1938

Hier a été une faillite complète. Heureusement, je pouvais me permettre de perdre une journée, mais je n’en ai plus en réserve à présent. Je ne peux plus perdre de temps. Peut-être que j’essaierai de faire deux pages samedi.


18 juin 1938

Je suis prêt à travailler tôt. Je ne vois aucune raison de ne pas faire une pleine journée de travail (2 000 mots). C’est un boulot énorme. Ne dois pas penser à son ampleur, mais seulement à la petite image pendant que je trime.

Honnêteté. Ne jamais attiédir un mot en faveur du préjugé du lecteur, mais le tordre comme de la pâte à modeler pour qu’il le comprenne. Si je peux y arriver, ce sera tout ce que mon manque de génie peut accomplir. Parce que personne ne connaît mon absence de facilité comme moi je la connais. Je lutte contre elle tout le temps.


20 juin 1938

Je dois ralentir et y aller tout doucement. Samedi, j’avais une impression d’épuisement proche de l’effondrement. Je dois y aller plus paisiblement, sans quoi je ne vais pas pouvoir finir.


27 juin 1938

Lundi à présent. J’ai pris deux jours de repos et j’ai eu un peu de mal à entrer dans le rythme.


30 juin 1938

Aujourd’hui, j’ai terminé le Livre Un. Je me suis senti tout petit et incapable. L’histoire est tellement plus formidable que moi, les personnages sont tellement plus forts et plus purs et plus courageux que je ne le suis.

Je vais prendre vendredi, samedi, dimanche et lundi. Je me trouve un peu audacieux de faire ça, mais je crois que c’est nécessaire. Je ressens une tension et une lassitude. Il faut que je retrouve un peu de fraîcheur.


7 juillet 1938

Arrêter de travailler est ce qui fait des dégâts.


11 juillet 1938

Lundi de nouveau. Les week-ends, j’ai toujours le sentiment de perdre mon temps. Et je suis terrifié à l’idée que, à cause d’une maladie ou de je ne sais quoi, le travail puisse s’arrêter.


14 juillet 1938

Ma tendance à la paresse se manifeste à présent et il me faut la combatte. Ce livre doit être prêt pour le premier jour de l’année prochaine. Il le doit, tout simplement. Et cela veut dire un travail solide, absolument solide. Cette tendance doit donc être chassée. Maintenant au travail, nom de Dieu ! Il faut que je m’y mette.


20 juillet 1938

Il y a des jours où j’ai l’impression que tout va mal. Puis une bonne journée et je suis exalté de nouveau. Je ne peux jamais savoir à l’avance. Souvent, en écrivant ces premières lignes, je crois que ça va bien se passer, mais ce n’est pas le cas. J’espère que ça va aller aujourd’hui. Le travail doit se poursuivre jour après jour, jusqu’à ce qu’il soit terminé.


L'écrivain John Steinbeck devant sa machine à écrire

Quand le doute devient panique


« J’ai envie de tout laisser tomber. Je ne suis pas un écrivain. Je me suis raconté des histoires, à moi et aux gens. »

1er août 1938

Je n’ai pas travaillé de toute la semaine. Carol s’est fait retirer les amygdales et a été tellement malade et misérable que je peux à peine me concentrer. J’ai les nerfs en vrille. Je meurs d’envie de revenir au travail. J’ai été idiot de penser que je pourrais écrire un livre si long sans m’arrêter.

La panique s’installe. Bref, c’est horrible. Et je ne sais pas où aller me cacher. Devrais aller quelque part dans le désert, mais on a besoin de moi ici. Il faut que je me calme. Il le faut absolument. Je suis agité. Et il fait si chaud. Ne sais pas qui va publier mon livre. Ne le sais pas du tout. Pas une raison pour laisser le truc déraper. Dois continuer. Nécessaire.


2 août 1938

Redescendons sur terre. Ce livre sur lequel je travaille est tout simplement un livre comme un autre. Travaillons-y et ne devenons pas fou. S’il échoue, eh bien il échouera, et il n’y a rien de plus à dire. Mais aucune raison de se rendre dingo à ce propos.

Je redeviens enfin calme. Ce journal est une merveilleuse méthode quotidienne pour me calmer.


4 août 1938

Il faut que je continue et je ne pense à rien d’autre qu’à ce livre. Je suis en retard à présent et je ne dois plus perdre de temps, et il faut donc que je poursuive tout simplement. C’est bon de travailler, même si l’énergie absolue n’est pas en vous. On y va.


8 août 1938

Bon, le travail est plus ou moins dans une situation désastreuse. Je ferais bien de l’accepter sans broncher. La pression a brisé la discipline stricte. Je suis si paresseux et ce qui m’attend est si difficile. Je crois que je suis en train de me faire avoir par la paresse.


9 août 1938

Chaque livre semble être le combat de toute une vie. Et puis quand c’est fait… pouf. Comme si ça n’avait jamais existé. Le mieux, c’est de poser les mots jour après jour. Et maintenant, il est temps de commencer.


10 août 1938

Je commence à m’inquiéter à propos de ce livre. J’aimerais qu’il soit terminé. Je redoute de le bâcler. Je pense qu’il serait bon de m’arrêter un instant et d’y réfléchir, mais je déteste perdre du temps. J’ai peur que le livre me file entre les doigts. Mais je dois me souvenir que j’ai toujours cette même impression quand le livre est bien lancé.


16 août 1938

Démoralisation complète et apparemment insurmontable. J’ai envie de tout laisser tomber. Je ne suis pas un écrivain. Je me suis raconté des histoires, à moi et aux gens. J’aimerais l’être. Ce succès va me détruire, c’est parfaitement assuré. Cela ne durera probablement pas et ce sera très bien ainsi. Je vais maintenant essayer de poursuivre mon travail. Juste une séance chaque jour et ça suffit. Je vais continuer et finir ce livre. Je le dois.


24 août 1938

Trop de choses en même temps. Il faut que je les repousse. J’aimerais pouvoir me rendre dans une chambre meublée quelque part, connue de moi seul et tout simplement disparaître pendant un certain temps. J’aimerais vraiment.


26 août 1938

Mon travail n’est pas bon. Je suis désespérément contrarié. N’ai plus aucune discipline. Il faut que je me reprenne.


Le titre est trouvé : ce sera Les Raisins de la colère

couverture du livre Les Raisins de la colère de John Steinbecck

3 septembre 1938

Carol tape le manuscrit et le livre commence à me paraître réel. Elle a aussi trouvé le titre hier soir, Les Raisins de la colère. Je pense que c’est un titre merveilleux. Le livre a enfin une existence. Je pense qu’un bon mois suffira pour le terminer.


? septembre 1938

À présent, ralentir un peu. Si je ne fais pas attention, je vais m’effondrer. Il faut que je ralentisse. Ma nervosité va se retrouver dans le manuscrit si je ne ralentis pas.


16 septembre 1938

Je devrais en avoir fini dans un mois. Vingt-cinq jours. Cinquante mille mots encore me conduiraient à la fin. Au travail à présent.


20 septembre 1938

Je dois continuer jusqu’à ce que je termine. Quel livre interminable. J’espère qu’il va tenir la route.


23 septembre 1938

Le livre commence à atteindre une certaine complétude.

Je commence à voir la fin.


« Arrêter de travailler est ce qui fait des dégâts. »

26 septembre 1938

Ce livre est devenu une source de misère pour moi du fait de mon insuffisance. Et je suis terrifié à l’idée de perdre ce livre dans le fatras des autres choses. La guerre sur le point d’éclater. Je ne pense pas qu’elle aura lieu. Aujourd’hui, je vais me discipliner et travailler toute la journée. Ce livre est ma vie à présent ou doit l’être. Quand il sera terminé, viendra le temps pour une autre vie. Mais pas avant qu’il ne soit achevé.


27 septembre 1938

Hitler a rentré le ventre un peu. La force contre lui est trop grande, je suppose, même pour sa démence. Je ne crois pas qu’on en viendra à la guerre, et nombreux sont ceux qui ne le croient pas non plus. Mais la préparation continue et il suffira d’un mot pour tout déclencher.


6 octobre 1938

Travaillé longtemps et lentement hier. Ne sais pas si c’est bon, mais c’était une manière de travailler satisfaisante et j’aimerais que ce soit comme ça chaque jour. J’ai perdu ce sentiment d’urgence, de précipitation. Un petit peu tous les jours, tout simplement. Un petit peu tous les jours. Et puis ce sera fait.


14 octobre 1938

Si demain devait être une journée pluvieuse, je crois que je devrais faire une page de plus pour compenser la journée que je pourrais perdre la semaine prochaine, ce qui va probablement se produire.

Je suis excité maintenant que la fin approche. Je serai triste quand ça arrivera. Mais je suis content de terminer. Deux semaines de plus seulement, ou peut-être moins.


Les doutes, jusqu’au bout


19 octobre 1938

Mon esprit refuse de travailler – déteste le travail en fait, mais je vais y arriver. Je suis sur mon tout dernier chapitre à présent. Le tout dernier. J’espère seulement que c’est assez bon. J’ai de très sérieux doutes parfois. Je ne veux pas que cela paraisse précipité. Je suis sûr d’une chose : ce n’est pas le grand livre que j’avais espéré que ce serait. Ce n’est qu’un livre ordinaire. Et la chose la plus horrible : c’est ce que je peux faire de mieux.


20 octobre 1938

Trois ou quatre jours de plus environ et ce sera fait. Drôle de penser en ces termes. Il semble impossible que ce soit si proche. Peut-être que cela ne devrait pas l’être. J’espère que la fin ne dépend pas de ma lassitude. Je n’aimerais vraiment pas.


25 octobre 1938

Je ne sais pas si c’est la terreur de la fin ou quoi. J’avais l’estomac en morceaux hier. Ce sont peut-être les nerfs. Je me suis allongé et j’ai dormi tout l’après-midi. Me suis couché à 22h30 et j’ai dormi toute la nuit. Peut-être une sorte de libération. En tout cas, je me sens reposé aujourd’hui et c’est quelque chose. Je ne sais pas combien de pages ou de jours il me reste pour finir. Probablement trois jours. Je dois m’y remettre aujourd’hui.


26 octobre 1938

J’ai attrapé, semble-t-il, une grippe intestinale ou je ne sais quoi. Toujours est-il que j’ai tellement le vertige que je peux à peine voir la page. Ça rend le travail difficile. J’aimerais avoir fini. Je me demande si cette grippe pourrait être tout simplement un épuisement complet. Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que je vais devoir m’y mettre maintenant et que tout ce que je ferai, naturellement, me rapprochera de la fin.

Terminé ce jour – et, mon Dieu, j’espère que c’est bon.


John Steinbeck, écrivain à succès : la rançon de la gloire


16 octobre 1939 (un an plus tard)

Les Raisins ont vraiment échappé à tout contrôle, sont devenus une hystérie publique et moi, un domaine public. J’ai combattu ce truc-là de façon consistante, mais avec quel succès, je ne sais pas.

La guerre a éclaté, mais les livres ont continué à se vendre. Et c’est une guerre d’un genre curieux, comme jamais auparavant. Une progression en droite ligne qui ne peut conduire qu’à la catastrophe. Mais laissons-la.

Nous en venons à présent à la partie dangereuse. Je me suis fait de puissants ennemis avec Les Raisins. Ils ne me tueront pas, je pense, mais ils me détruiront le moment venu s’ils le peuvent. Alors qu’il y a quelques années, je ne pouvais pas vendre mon travail, aujourd’hui la demande est si forte que tout ce qui porte mon nom s’arrache. Et c’est la pire chose qui soit.


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Extraits de Jours de travail : les journaux des Raisins de la colère, éditions Seghers (2019).


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John Steinbeck est né en 1902 à Salinas en Californie. Il est l’auteur de Tortilla Flat (1935), Des Souris et des hommes (1937), Les Raisins de la colère (1939), A l’est d’Eden (1952). Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1962. Il meurt en 1968.


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