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Les écrivains au travail : Toni Morrison

Dernière mise à jour : 14 mai

Il y a trente ans exactement, Toni Morrison recevait le prix Nobel de littérature, devenant ainsi la huitième femme à remporter cette distinction. Nous sommes en 1993 ; elle a alors soixante-deux ans. Monument de la littérature américaine, Toni Morrison a pourtant commencé à écrire tardivement, à l’âge de trente-neuf ans.


Toni Morrison prix Nobel littérature
Toni Morrison nobelisée en 1993

Mère célibataire, elle élève seule ses deux enfants, cumule deux emplois, et se lève tous les matins à quatre heures pour écrire une heure par jour. Son premier roman, The Bluest Eye (en français, L’Œil le plus bleu), paru en 1970, se vend mal. Son deuxième roman, Sula, est nommé pour le National Book Award, l’un des prix littéraires les plus prestigieux aux Etats-Unis. C’est son troisième roman, Song of Solomon (Le Chant de Salomon), paru en 1977, qui lui vaut la consécration en remportant de nombreux prix.


En 1983, soit quinze ans après ses débuts en écriture, Toni Morrison quitte son emploi principal pour consacrer plus de temps à sa production littéraire. Elle continue toutefois d’enseigner la littérature à l’université de Princeton, poste qu’elle occupera jusqu’à la retraite.


Durant l’été 1993, soit quelques mois avant son couronnement du prestigieux prix de l’académie suédoise, deux auteures de la revue littéraire The Paris Review, Elissa Schappell et Claudia Brodsky Lacour, interviewent Toni Morrison. Extraits.


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Nous nous sommes entretenues avec Toni Morrison un dimanche après-midi sur le campus luxuriant de l'Université de Princeton. L'entretien a eu lieu dans son bureau. Sur sa table se trouvait un mug à l'effigie de Shirley Temple, rempli des crayons qu'elle utilise pour écrire ses premiers brouillons. Une cafetière et des tasses se tenaient à disposition. Malgré les hauts plafonds, le grand bureau et les fauteuils à bascule, la pièce donnait l'impression chaleureuse d'une cuisine. Sans doute parce que parler d'écriture avec Toni Morrison est le genre de discussion intime qui a souvent lieu dans une cuisine.


J’enseigne à mes élèves que l’une des choses les plus importantes est de savoir à quelle heure ils sont les plus créatifs.

Au cours de l'interview, la voix sonore de Toni Morrison s’est parfois transformée en un rire grondant, et l’auteure a ponctué certaines déclarations d'un claquement de main sur le bureau. Elle peut exposer sa colère face à la violence qui règne États-Unis et, l’instant d’après, vilipender les animateurs de télé-poubelle sur laquelle elle avoue zapper parfois tard dans l'après-midi, quand son travail est terminé.



Les habitudes d'écriture de Toni Morrison


Intervieweur : Vous commencez à écrire avant l'aube. Cette habitude est-elle née pour des raisons pratiques, ou le petit matin est-il un moment particulièrement fructueux pour vous ?


Morrison : Écrire avant l’aube a commencé par nécessité. Mes enfants étaient jeunes quand j’ai commencé à écrire. Je devais utiliser le temps qui m’était donné avant qu’ils ne se réveillent et se mettent à dire « Maman » vers cinq heures du matin. En 1983 quand j’écrivais Beloved, j'ai finalement réalisé que j'étais plus lucide, plus confiante et généralement plus intelligente le matin. L'habitude de me lever tôt, que j'avais prise par nécessité, était désormais un choix. Je ne suis pas très brillante ni inventive une fois le soleil couché. J’enseigne à mes élèves que l’une des choses les plus importantes est de savoir à quelle heure ils sont les plus créatifs. Ils doivent se poser les questions « A quoi ressemble la pièce idéale pour écrire ? » ; « Y a-t-il de la musique ou du silence ? » ; « De quoi ai-je besoin pour libérer mon imagination ? »


Intervieweur : Qu’en est-il de votre routine d’écriture ?


Morrison : J’ai une routine d’écriture idéale : disposer de neuf jours consécutifs durant lesquels je n’aurais besoin ni de quitter la maison ni de prendre d’appels téléphoniques. Et avoir de l’espace, un espace avec d’immenses tables. Mais je n’ai jamais pu expérimenter cet idéal, ni écrire sur de longues plages de temps. Principalement parce que j'ai toujours eu un travail de neuf heures à dix-sept heures. J’ai donc toujours écrit à la hâte, beaucoup le week-end et avant l'aube.


Intervieweur : Pourriez-vous écrire sur la semelle d'une chaussure en montant dans un train, comme Robert Frost ? Pourriez-vous écrire dans un avion ?


Morrison : Parfois, une idée, une phrase avec laquelle j'avais du mal, se met soudainement en place. Alors j'écris sur des bouts de papier, du papier à lettres d'hôtel, dans la voiture. Lorsque cela arrive, vous le savez. Il est alors impératif de noter la séquence de mots, sinon vous la laissez s'échapper pour toujours.



La composition de l'oeuvre


Le labeur, le fait de s’éreinter à travers le manuscrit pour en résoudre toutes les difficultés est extrêmement important.

Intervieweur : Combien de fois diriez-vous que vous réécrivez un paragraphe avant d’en être satisfaite ?


Morrison : Autant de fois que possible. Il y a des paragraphes que je réécris six fois, sept fois, treize fois. Mais il y a une frontière entre la réécriture et l’usure, le fait de retravailler un texte jusqu’à sa mort. Il est important de savoir quand vous êtes dans l’usure. Si un texte ne fonctionne pas, il faut le mettre au rebut.


Intervieweur : Vous est-il déjà arrivé de relire ce qui a été publié et de vouloir de le réécrire ?


Morrison : Souvent. A chaque publication.


Intervieweur : Vous dites à vos étudiants qu’ils doivent envisager le processus de réécriture comme l’une des principales satisfactions du travail d’écriture. Prenez-vous plus de plaisir à rédiger la première ébauche ou à réviser l’ouvrage lui-même ?


Morrison : Les deux étapes sont différentes. Pour moi, le labeur, le fait de s’éreinter à travers le manuscrit pour en résoudre toutes les difficultés est extrêmement important. Plus important que le fait de publier.



Ecrivain : une vocation parfois tardive


Il faut critiquer son travail, plutôt que de se complaire dans les phrases qu’on trouve réussies.

portrait Toni Morrison

Intervieweur : Enfant, saviez-vous que vous vouliez devenir écrivain ?


Morrison : Non, je voulais être lectrice. Je pensais que tout ce qui devait être écrit l’avait déjà été, ou le serait. J’ai écrit mon premier livre parce qu’il n’existait pas encore et que je voulais le lire une fois terminé. Je suis une excellente lectrice. Si vous savez lire votre propre travail – c’est-à-dire avec la distance critique nécessaire – cela fait de vous un meilleur écrivain. Quand j'enseigne la création littéraire, je parle toujours de la nécessité d'apprendre à lire son travail. Il faut s’en éloigner et le lire comme si c’était la première fois qu’on le découvrait. Le critiquer, plutôt que de se complaire dans les phrases qu’on trouve réussies. A mes débuts, je me souviens avoir passé tout un été à écrire quelque chose dont j’étais très fière, mais que je n’ai pas pu reprendre avant l’hiver. J’étais convaincue que ces cinquante pages étaient excellentes. Mais quand je les ai relues, chacune des cinquante pages était horrible. Je savais que je pouvais tout recommencer, mais je n’arrivais pas à me remettre du fait que je pensais que c'était si bien. Et c’est effrayant, parce qu’alors vous vous rendez compte que vous ne savez rien.


Intervieweur : Quand avez-vous su que vous deviendriez écrivain ?


Morrison : Très tard. Les gens disaient que j’étais douée, mais leurs critères n'étaient pas les miens. Donc ce qu’ils disaient ne m’intéressait pas. C’est au moment où j’écrivais mon troisième livre, Le Chant de Salomon, que j’ai commencé à penser que l’écriture occuperait une partie centrale dans ma vie. Pour une femme, dire : « Je suis écrivain », c’est difficile.



La création des personnages chez Toni Morrison


Intervieweur : Lorsque vous créez un personnage, vient-il entièrement de votre imagination ?


Morrison : Je ne pars jamais de quelqu'un que je connais pour créer mes personnages. Dans L’Œil le plus bleu, j’ai utilisé des gestes et paroles de ma mère à certains endroits, mais je n’ai plus jamais fait ça depuis. Je suis vraiment très consciencieuse à ce sujet.


Intervieweur : Pourquoi donc ?


Morrison : Créer en pillant la vie des autres a des implications morales et éthiques. Toute personne est propriétaire de sa vie et possède un brevet sur celle-ci. Il ne devrait pas être disponible pour la fiction.


Intervieweur : Avez-vous déjà eu l'impression que vos personnages échappaient à votre contrôle ?


Morrison : Non. Mes personnages sont imaginés avec beaucoup de soin. J’ai l’impression de savoir tout ce qu’il y a à savoir sur eux, même des choses que je n’écris pas, comme la façon dont ils se peignent les cheveux. Si les personnages pouvaient écrire des livres, ils le feraient, mais ils ne le peuvent pas. Alors vous devez leur dire : « Taisez-vous. Laissez-moi faire mon travail. »



Le style : une histoire d'économie


Savoir quand s’arrêter s’apprend.

Intervieweur : Le style est très important pour vous. Pouvez-vous nous parler de la place du style dans votre roman Jazz ?


livre Jazz de Toni Morrison

Morrison : Avec Jazz, je voulais transmettre comme un musicien : montrer qu’il a plus que ce que vous lisez, sans que ce soit dit. C’est un exercice de retenue. Savoir quand s’arrêter s’apprend. Ce n’est qu’après avoir écrit Le Chant de Salomon que je me suis sentie suffisamment en confiance pour expérimenter l’économie d’images, de langage. Travailler soigneusement ce qu'il y a entre les mots, ce qui n'est pas dit. C’est ce que vous n’écrivez pas qui donne souvent son pouvoir à ce que vous écrivez. En écrivant Jazz, je me sentais comme un musicien de jazz, c’est-à-dire quelqu'un qui pratique sans relâche pour pouvoir donner à son art une apparence gracieuse et sans effort. L'art n'apparaît naturel et élégant que grâce à une pratique constante et à l’application de ses techniques formelles. L’auteur ne doit pas rassasier le lecteur. Le sentiment de faim à la fin d’une œuvre d’art – cette envie d’en savoir plus – crée un lien très puissant avec le lecteur.



Intervieweur : Pourquoi avez-vous choisi d’enseigner aux étudiants de premier cycle ?


Morrison : Princeton prend soin de ses étudiants de premier cycle, contrairement à d’autres universités qui les délaissent pour s’investir sur les étudiants de second ou troisième cycle. Je n’aime pas que les étudiants de première ou de deuxième année soient traités comme des cobayes sur lesquelles les étudiants diplômés s’entrainent à enseigner. Ces jeunes méritent la meilleure instruction. J’ai toujours pensé que les écoles publiques devraient enseigner la bonne littérature, et non une littérature au rabais. La raison pour laquelle certains enfants décrochent, c’est qu’ils s’ennuient à mourir. On ne peut donc pas leur enseigner des choses ennuyeuses. Il faut leur donner le meilleur pour les impliquer.


Intervieweur : La colère est-elle parfois votre moteur pour l’écriture ?


Morrison : Non. La colère est une émotion très intense, mais infime. Cela ne dure pas et ne produit rien. Ce n'est pas créatif. En tout cas, pas pour moi. Chacun de mes livres me demande au moins trois ans de travail. Être en colère pendant trois ans, c’est long !


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Interview publiée dans le magazineThe Paris Review à l’automne 1993.

Traduction par Christine Leang.

Pour lire l’interview complète (en anglais), cliquez ici.


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Toni Morrison est née en 1931 dans l’Ohio, et morte en 2019 à New York. Elle est l’auteure de onze romans, dont les fameux Beloved (1987), Jazz (1992) et Home (2012), tous traduits aux éditions Christian Bourgeois, ainsi que de nombreux essais. Elle est lauréate du prix Pulitzer en 1988 et du prix Nobel de littérature en 1993.



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