Roman noir de l’écrivain américain Raymond Chandler (1888-1959), Le grand sommeil, publié en 1939 et adapté au cinéma pour la première fois en 1946, est un classique de la littérature policière.
Il y a une vingtaine d’années, j’ai essayé de lire ce polar, sans réussir à entrer dans l’histoire. Il arrive parfois qu’on ne soit pas prêt à aller à la rencontre d’un livre. Question d’âge, de maturité, de moment ? Quoi qu’il en soit, il est toujours pertinent de redécouvrir les œuvres classiques, et d’essayer d’y déceler ce qui fait leur intemporalité et leur universalité. Ma relecture du roman de Chandler m’a permis de comprendre pourquoi Le grand sommeil a fait le succès de son auteur, mais aussi pourquoi, lors de ma première lecture, le livre m’était tombé des mains.
Le grand sommeil de Raymond Chandler : une intrigue alambiquée
L'honorable général Sternwood a des ennuis avec ses filles. Vivian, l'aînée, boit sec et perd beaucoup d'argent dans les salles de jeux. La cadette, Carmen, est nymphomane. Un libraire, Geiger, fait chanter le général au sujet des dettes de Vivian. Excédé, le riche vieillard fait appel au privé Philip Marlowe. En visitant la librairie de Geiger, le détective voit Carmen entrer chez lui. Trois coups de feu claquent. Dans une pièce aménagée en studio photo, il découvre la jeune fille nue et droguée, le maître chanteur mort à ses pieds...
(extrait de la quatrième de couverture – éditions Folio, collection Policier)
L’intrigue policière à proprement parler commence tardivement dans le récit. Chandler met du temps à tisser les différents fils qui vont constituer le nœud de l’histoire : meurtres, trahisons, rebondissements. Si, au début, on parvient assez aisément à suivre les scènes, très vite, les pelotes s’emmêlent et l’on doit bien admettre qu’il est difficile d’y comprendre encore quelque chose ! L'histoire est très touffue en termes de personnages : on ne sait plus qui est qui, qui a tué qui, qui est impliqué dans quoi. La deuxième partie du roman est longue, et on se dit qu’on va devoir s'accrocher pour aller jusqu'au bout.
Pour m’assurer que je n’étais pas passée à côté d’un point-clé de l’intrigue, peut-être à cause d’un manque d’attention, j’ai regardé l’adaptation cinématographique après avoir terminé la lecture du roman. Si le roman est très visuel voire cinégénique, dans le film de 1946, Humphrey Bogart et Lauren Bacall, dans les rôles de Philip Marlowe et Vivian Sternwood, crèvent l’écran.
Malheureusement, au-delà des belles images dont on se régale, l’intrigue n’y est pas plus claire. On ne comprend toujours rien à l'histoire, et c'est peut-être même encore pire dans le film, parce que la censure est passée par là, coupant bon nombre de fils.
On dit que le réalisateur Howard Hawks, ayant beaucoup de mal à comprendre l'intrigue, demanda des éclaircissements au scénariste. Celui-ci n’est pas n'importe qui : c’est William Faulkner, l’un des plus grands écrivains américains de tous les temps, couronné du prix Nobel de littérature en 1949, qui a été missionné pour retranscrire Le grand sommeil en scénario pour le cinéma. Hawks appelle d'abord Faulkner et lui dit : « As-tu compris si tel personnage est assassiné ou s’il s’est suicidé ? » Et Faulkner lui répond : « Bah non, je ne suis pas sûr non plus. Attends, je vais téléphoner à Chandler et on va lui poser la question ». Et Chandler de répondre : « Bah je ne sais pas ». Une anecdote bien connue dans le milieu du cinéma. Voilà un livre qui est devenu un classique de la littérature et un film qui est un chef-d’œuvre, mais dont, en fait, personne ne comprend réellement l'histoire. Si vous non plus vous n'avez pas tout compris, rassurez-vous, vous n'êtes pas seul !
Chandler fait-il donc exprès de nous semer, comme il sème tous les personnages de l'histoire à travers toutes ces filatures successives ? On a cette forte sensation que l’auteur lui-même ne sait pas où il va, qu’il n’a pas construit d’intrigue avant de l’écrire. Au fond, on sent bien que ce qui intéressait l’écrivain n'était pas de construire une intrigue bien ficelée, ni de dissimuler qui est le coupable. D’ailleurs, Chandler aurait écrit ce roman (qui est son premier) en trois mois. Une « prouesse » qui expliquerait l’aspect spontané, improvisé, pour ne pas dire alambiqué ?
Des personnages haut en couleur
En réalité, le vrai sujet du roman sont les personnages. Dès leur première apparition, ils nous éblouissent par leur charisme ou leurs personnalités. Il n’y a pas de pantins ou de personnages cliché dans Le grand sommeil. Tous sont très bien campés, et prennent vie sous nos yeux grâce à une caractérisation remarquable dont Chandler est un maître incontesté.
L’art de la caractérisation est la capacité pour un écrivain de rendre un personnage visible et vivant en quelques mots ciselés. C'est l'opposé des longues descriptions qui ne donnent que des détails factuels et physiques, et qui, finalement, ne nous permettent ni de voir le personnage, ni de s'y intéresser ou de s'y attacher.
Quelques exemples de caractérisation réussie dans Le grand sommeil :
Là où l’écrivain amateur écrirait « Ses dents étaient d’un blanc immaculé », Chandler écrit « Ses dents étaient blanches comme l'intérieur d'une écorce d'orange fraîche et luisante comme de la porcelaine ». Au lieu d’écrire « il avait les yeux bleus comme l'océan », comparaison lue et relue maintes fois ailleurs, Chandler écrit « il avait des yeux bleus au regard aussi lointain que possible ». Ou encore : « [Il avait] un sourire aussi large que Willshire boulevard » et « la voix d'un homme qui a bien dormi et qui n'a pas trop de dettes ».
La marque d'un bon écrivain réside dans sa capacité à aller trouver l'image qui surprend, la métaphore inédite qui peint tout de suite un tableau. Chandler est capable de construire des phrases qui nous réveillent parce qu'elles sont inattendues : « [elle avait] des cheveux brun phoque et des yeux noirs tels des pruneaux géants » ; « elle était plus saoule qu'un congrès d'anciens combattants ». Ces images et ces formulations requièrent de l’écrivain un plus grand effort – celui de sortir des lieux communs qui, eux, sont à la portée de tous – et de faire preuve d’originalité. Il nous offre ainsi une vision du monde différente et rafraîchissante.
Une dernière pour la route, parce qu’on ne s’en lasse pas :
« C'était une femme entre deux âges, dotée d'une longue figure jaune et douce, d'un long nez, d'un menton inexistant et de grands yeux humides. Elle ressemblait à un vieux cheval qu'on a renvoyé au pâturage après une longue vie de labeur ».
Grâce à cette maîtrise de la caractérisation, Chandler nous offre un personnage inoubliable : celui de Philip Marlowe, un détective aux répliques choc, dont la personnalité ne peut pas laisser indifférent et qui deviendra le héros d’une série d’autres romans.
Tout au long de l’histoire, Marlowe garde une distance émotionnelle par rapport aux événements. Son œil de détective lui permet d’adopter une posture analytique, notant les moindres détails qui pourraient s’avérer utiles plus tard. A distance des événements, Marlowe se tient aussi à distance des femmes, ne se laissant jamais embobiner par les sourires qui lui sont destinés, ni par Carmen qui l’attend nue dans son lit. Il a une grande maîtrise de lui-même, une grande volonté de ne pas être atteint. Ainsi, c'est plutôt à travers ses actions et ses positionnements par rapport aux autres personnages qu'on accède à son monde intérieur, et non à travers ses réflexions. Chandler n’est pas un écrivain de l’intériorité. Tout se passe à l’extérieur, comme chez John Steinbeck, son confrère américain. Il n’en demeure pas moins qu’une certaine profondeur perce à travers le récit et atteint le lecteur.
Au fond, Chandler n’est pas un vrai auteur de polars. Plutôt que de développer une intrigue ficelée, logique, à la manière d’Agatha Christie, son écriture est ailleurs, beaucoup plus autour de la création d’atmosphères et des relations entre les personnages, à la façon de Georges Simenon.
Une atmosphère qui s’empare du lecteur
L’autre réussite du roman est dans la retranscription de l'ambiance du vieux film noir. On y retrouve les lieux très enfumés typiques des années 1930, les femmes fatales en robes de velours, souvent superficielles, parfois nymphomanes ou toxicomanes, toujours femmes-objets. Pour autant, peut-on en déduire qu’il s’agit là de la vision de l'auteur ? C'est en tout cas la manière dont son héros Marlowe a pu voir ces femmes-là. A côté de cela, on sent malgré tout que la femme manipule, dirige, que c’est elle qui tire les ficelles.
En réalité, personne n'a le beau rôle dans ce roman : hommes et femmes, chacun y va de ses propres intérêts ; tous sont pourris. Chandler dépeint la décadence et l’hypocrisie d'un milieu aisé, qui y va de ses combines, y compris avec la police, et qui parvient toujours à s'en sortir, en toute impunité.
Un style incomparable
L’autre arme secrète de Chander, c’est son sens de la formule qui fait mouche. Les premières pages du roman sont jubilatoires : elles sont truffées de phrases qui font l’effet d’une claque. Même si l’on retrouve moins cette écriture « coup de poing » dans les deux derniers tiers du livre, Raymond Chandler a de quoi rendre jaloux bon nombre d’écrivains.
Son sens de la formule est particulièrement éloquent dans les dialogues. Quelques exemples :
— Tu es fauché hein ?
— Ça fait deux mois que je frotte deux sous l'un contre l'autre en espérant qu'ils feront des petits.
— Vous êtes grand, non ? dit-elle.
— Je ne l’ai pas fait exprès.
Les répliques fusent comme au ping-pong. Des répliques qui peuvent servir d'exemple. Vous voulez savoir ce qu’est un bon dialogue ? Lisez Chandler ! Les dialogues dans Le grand sommeil sont réussis car ils ne sont pas linéaires : un premier personnage pose une question, et le deuxième personnage (ici, Marlowe) répond de manière inattendue et indirecte.
Imaginez à présent que Chandler ait écrit les répliques suivantes :
— Tu es fauché hein ?
— Oui, en effet.
— Vous êtes grand, non ? dit-elle.
— Pas tant que ça.
L’effet n’est pas le même, n’est-ce pas ?
Un autre exemple :
— Comment avez-vous pu choisir cette profession ignoble ? demande-t-elle.
— Comment avez-vous pu épouser un trafiquant d'alcool ?
Ici, non seulement Marlowe ne répond pas à la question qu’on lui pose (ce qui montre son impertinence), mais de plus, il réplique par une question provocante. Là où un écrivain moins aguerri aurait sans doute écrit un dialogue de six ou sept répliques, voire un paragraphe explicatif, et cela sans parvenir à instaurer la moindre tension dramatique, Chandler crée une tension palpable entre ses deux personnages en seulement deux phrases.
L’excellence de Raymond Chandler se manifeste dans ses descriptions. Savourez le passage suivant :
La pluie battante se matérialisait en aiguilles blanches à la lueur des phares. L’essuie-glaces arrivait à peine à me laisser un petit coin pour y voir. Mais même l’obscurité trempée ne pouvait dissimuler la ligne droite ininterrompue des orangers qui défilaient comme des fantômes innombrables dans la nuit. A sept heures, la pluie s’arrêta le temps de reprendre son souffle.
Un autre exemple :
Rien sur sa table qu'un buvard, une garniture de bureau bon marché, son chapeau et un de ses pieds.
Pourquoi cette description est-elle particulièrement réussie ? Parce que « un de ses pieds » contraste avec les éléments (plutôt banaux) qui le précèdent et crée ainsi un effet de surprise, tout en peignant une image très vive du personnage et de son bureau.
Enfin, la présence continuelle de l’humour n’est pas pour déplaire au lecteur. Le ton sarcastique de Marlowe est jouissif. « Les morts sont plus lourds que les cœurs brisés », dit-il. La traduction française de Boris Vian, à cet égard, rend parfaitement hommage à l’auteur et au texte d’origine.
Conclusion : pourquoi faut-il lire le premier roman de Raymond Chandler ?
Il ne faut pas lire Le grand sommeil de Raymond Chandler pour son intrigue policière, mais pour ses autres qualités. La force de ce roman réside dans son atmosphère, ses personnages et la plume acérée de Chandler.
Si l’histoire, au fond, est assez légère, Chandler créée un solide suspense. On ne sait jamais sur quel pied danser ; on est sans cesse surpris : par ces personnages qui s'imbriquent les uns dans les autres, par la verve du détective auquel on s’attache rapidement.
L'écriture de Raymond Chandler n'a pas vieilli. C'est pour cette raison que Le grand sommeil demeure un classique de la littérature, qu’il faut lire ou relire !
Et vous, avez-vous lu Le grand sommeil ? Qu'en avez-vous pensé ? N'hésitez pas à donner votre avis en commentaires ! ⬇️
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